Mulier tacit …
J’ai rencontré Hugo Vanmeer alors qu’il était professeur à la Faculté de Droit. A cette époque, une matière importante était le Droit Romain. Depuis, j’ai entendu tout un tas de réflexions stupides sur l’inutilité totale qu’il y avait de farcir les cerveaux des jeunes étudiants de notions totalement périmées. Mieux valait, poursuivait-on, se pencher sur des matières plus directement nécessaires, comme le droit du travail et la législation financière.
J’ai renoncé à participer à cette polémique. Cependant, mettre en perspective deux mille années d’évolutions de la première construction logique occidentale de la loi, qui allait conditionner le développement du pourtour méditerranéen d’abord, de l’occident ensuite, et d’une grande partie du monde m’a toujours paru primordial. Vanmeer y excellait.
La Faculté de Droit avait toujours été un havre de sérieux et de bonne éducation par rapport à l’agitation brouillonne de la Faculté des Lettres, sise à deux pas, et qui ne s’était jamais remise des vapeurs de LSD de Mai 68. Dans celle-ci, on continuait à y construire en série des psychologues sans un gramme de bon sens, des sociologues que personne n’embaucherait jamais et des licenciés ès lettres qui ignorerait à jamais le moindre élément de grammaire, de conjugaison et de syntaxe. Par contre du Temple de la Loi, du moins le croyait-on, sortiraient des avocats à la rationalité précise, des magistrats rigoureux mais humains, des assureurs pleins d’idées, et quelques être épris d’ordre et de justice qui deviendraient comme moi, des spécialistes de la Recherche Criminelle. En fait, j’étais passé de la Police Nationale à un service discret dépendant des Nations Unies dont je ne peux pas dire le nom car il n’existe pas.
Un jour, je venais d’arriver à mon bureau à Genève, je reçus un appel téléphonique d’un ami de jeunesse que j’avais rencontré à l’Institut de Criminologie et qui était devenu un des hauts responsables de la Brigade Criminelle.
—Salut, me dit-il. A quand remonte notre dernier déjeuner ?
—Deux ou trois siècles, il me semble.
—C’est bien ce que je pensais. Que dirais-tu si nous dînions ensemble ce soir ?
—Tu sais, Edouard, lui répondis-je, j’ai un petit boulot et un patron, et aussi quelques fers au feu.
—Pas de problème. Le factotum de mon ministre est en train de téléphoner à ton patron. Tu as juste le temps de rentrer chez toi, de faire la bise à ta femme et de sauter dans ta voiture.
—Ma voiture ?
—Tu n’as que cinq cents kilomètres à faire, et ici, tu en auras besoin. Ton hôtel est déjà retenu.
—D’accord, j’arrive. Mais que me vaut tout ces honneurs ?
—C’est toi qui connais le mieux Vanmeer et Flavant.
—Et alors ?
—Flavant est soupçonné d’assassinat.
—Sur qui ?
—Pas sur Vanmeer, je te l’aurais dit
C’est ce que je fis. On pourrait penser que ma femme aurait peut-être été ravie de venir avec moi. Elle ne m’en dit rien. Avec trois adolescents, deux garçons et une fille, à des stades divers de leurs études secondaires, il fallait qu’elle demeure sur place pour assurer la logistique du système, sans compter les élèves des cours de peinture et d’aquarelle qu’elle donnait. Sur la route vers le Sud, je me remémorais les circonstances dans lesquelles j’avais fait la connaissance des uns et des autres.
Vanmeer n’étais pas seulement un excellent professeur de droit romain, mais un des érudits les plus en vue en matière d’études latines. Il disait volontiers qu’il n’en avait aucun mérite car il était passionné par tout ce qui concernait la Rome Antique, plus particulièrement impériale. Il lisait les auteurs latins et grecs dans le texte, parlait et écrivait le latin sans difficulté. Sa bibliothèque personnelle consacrée à l’antiquité gréco-romaine était impressionnante. Il était l’auteur d’ouvrages faisant autorité sur le droit et la culture de la période. « L’apparition des prémisses des Droits de l’Homme dans le droit positif à Rome », mais aussi « Le Véritable Petronius Arbiter » sont de lui. Il ne faut pas oublier non plus les quelques romans mettant en scène Metellus Faber, une sorte de Juge Ti romain à l’époque de Néron.
J’étais, j’avais été plus exactement, car j’avais quitté la faculté pour me consacrer à la criminologie et la police technique, un de ses élèves préférés. Je n’étais pas un passionné comme lui, mais l’intérêt très important que j’avais porté à la matière qu’il enseignait avait éveillé son attention, alors surtout qu’il savait que je n’envisageais pas une carrière de type universitaire. Vanmeer avait une situation financière très confortable. Sa famille avait fait fortune dans le commerce de l’huile d’olives et au décès de ses parents, il avait hérité de placements et de biens divers. Son traitement de professeur agrégé de droit était loin d’être négligeable et il était largement augmenté par le produit de son ouvre écrite ainsi que par les honoraires des universités américaines où il donnait des conférences. Cela lui avait permis de faire restaurer et décorer une vieille propriété de famille sise à Puegriche, un hameau voisin, en fait un quartier dépendant de la ville où il exerçait. A l’origine elle s’appelait « Jas des Cyprès ». Vanmeer l’avait renommée : Villa Cupressea.
Je connaissais bien cette propriété. La demeure était une immense bastide de cinq cents mètres carrés sur trois niveaux. De plan rectangulaire, surmontée d’un toit à quatre pans, avec de belles ouvertures régulières enrichies d’encadrements de pierre rose au XIXème siècle, on y accédait par un vaste perron bordé de fers forgés. Au dessus du perron un immense balcon, presque une terrasse, qu’on atteignait par l’intérieur ou un escalier extérieur dont la balustrade était également en fer forgé, donnait sur le grand salon du premier.
Vanmeer poussait son goût pour l’antiquité romaine jusqu’à organiser des fêtes deux fois dans l’année. En juin ou juillet, c’était, comme à Rome, l’Agon Capitolinus, qui donnait lieu à des concours de poésie et des concerts. La réception se déroulait dans le parc. C’était là fête ouverte où plusieurs dizaines de personnes étaient conviées. Le 11 Octobre, par contre, était réservé à un happy few. C’étaient les Meditrinalia, la fête des vendanges. Selon le temps, le dîner avait lieu à l’intérieur ou à l’extérieur. La propriété n’avait pas de vignes, mais Hugo Vanmeer tenait à ce que l’on goûtât les crus du terroir. J’étais régulièrement invité à l’une et l’autre soirée. Cela se poursuivit lorsque j’eus quitté la faculté pour d’autres recherches..
Cette année là, le 11 Octobre, il faisait un temps extraordinaire. Une sorte d’été indien au goût provençal. Hugo nous accueillit avec le raffinement et l’enthousiasme qui lui étaient coutumier. Il était, comme à son habitude d’une élégance éblouissante grand, mince et grisonnant, vêtu d’un complet en velours bleu roi rendu encore plus spectaculaire par l’absence de cravate. J’ai dit nous. A cette époque j’avais une sorte de liaison avec Rose Serror. C’était une fille d’allure sportive, pas très belle, supérieurement intelligente. Un jour, quelque temps avant la soirée dont je parle, elle m’avait dit :
—Il va falloir que je rompe avec toi.
—Bien. Il y a une raison ?
—Mon père.
—Il est choqué par le fait que tu aies une relation hors mariage ?
Elle haussa les épaules :
—Pire encore. Tant que je sors avec des goyim il s’en moque. Mais comme toi tu es un demi juif, il fait des projets de mariage. Je lui ai dit que pour moi cela n’avait aucune importance parce que je suis athée. Il m’a répondu que peu importait que l’on soit athée à condition d’être juif. Il m’agace. Tu n’as pas envie de m’épouser par hasard ?
—Je n’y ai jamais songé.
—Tu me rassures.
Je la pris par les épaules :
—Alors, on rompt ? Quand ?
—D’accord, on rompt, mais il n’y a pas le feu.
En fait, nous n’avons jamais formellement rompu. Elle est simplement partie faire un séjour au Canada et elle a rencontré un professeur de physique qu’elle a épousé. Il était juif et athée. Ils vivent à Toronto où elle enseigne la littérature française. Je fais un crochet par chez eux lorsque je vais dans l’Ontario pour le boulot. Ils sont absolument délicieux, et fous de leur petit dernier.
Revenons à la soirée du 11 Octobre. Rose et moi étions toujours plus ou moins ensemble. Hugo, lorsque je lui ai présenté Rose, a poussé des cris de joie et s’est exclamé :
—Ma chère, je devrais vous baiser la main pour rester dans mon personnage, mais l’amie de mon cher ami est plus qu’une amie ! Permettez que je vous embrasse.
Et de lui donner deux gros baisers gourmands. Je trouvais qu’il en faisait trop.
Nous devions être une douzaine à table, ce soir là. Chez Hugo Vanmeer, on ne cherchait jamais à équilibrer la table en invitant autant d’hommes que de femmes. Les invitations tenaient compte de l’effet escompté en raison de la qualité des convives, mais jamais du sexe. Il n’était pas marié et l’avait peut-être été. On entrevoyait quelquefois entrant ou sortant de chez lui quelque créature spectaculaire qui se hâtait entre la voiture et la porte. Personne n’a jamais pu savoir qui c’était. Mon opinion, que je me suis bien gardé de partager avec qui que ce soit, était qu’il s’agissait de call-girls.
Il manquait deux convives. Ils sont arrivés avec une vingtaine de minutes de retard. Je les connaissais tous les deux. Lui, Raymond Flavant, parce qu’il avait fait ses études de droit avec moi. Elle, Monique Thoreau, parce qu’on la voyait partout où l’on voyait Raymond. Il était acquis dans l’opinion générale qu’ils allaient se marier, et nous attendions tous le jour où nous serions invités à sabler le champagne à l’occasion de fiançailles officielles. Des jeunes gens bien ordinaires ? Non et non. Un couple exceptionnel car exceptionnellement beau. Grands, blonds, solaires dirais-je. Les voir entrer ensemble, était voir entrer Apollon et sa sœur la Chasseresse. Mais il fallait dépasser cette double image et savoir apprécier aussi l’intelligence et la culture de Raymond, la sensibilité et la douceur de Monique : il y avait des êtres humains vivants sous ces statues inspirées de l’antique. Rose les rencontrait pour la première fois. Elle me dit :
—Stupéfiant ! Lorsqu’on les regarde, on se demande vraiment lequel est le plus beau.
Moi, je savais.
J’étais assis à la gauche de Hugo Vanmeer, ce soir là. A l’entrée de Monique et Raymond son regard s’était immédiatement porté sur eux. Monique était royale. Ses cheveux étaient formés en cette coiffure qui était à la mode à l’époque et que l’on réalisait en assemblant des multitudes de petites boucles qui formaient une sorte de casque du front à la nuque. Elle portait une robe blanche décolletée que deux centimètres de moins auraient fait passer de l’élégance à l’indécence. Elle avait la poitrine haute et ferme, la jambe longue et délicatement musclée. Le phantasme de nombreux hommes. Des regards lourds ou rêveurs se posaient sur elle ce soir là, qui avec des lueurs d’admiration, qui avec des lueurs de désir ou d’envie. Mais ce n’est pas elle que Vanmeer regardait.
Il se trouvait que je venais de lire Havelock Ellis, et plus particulièrement Sexual Inversion. On peut disputer sur le bien fondé de ses théories, sur le fait qu’il pouvait avoir des préjugés provenant de sa propre existence, discuter d’une éventuelle influence freudienne, se demander s’il n’avait pas parfois confondu transsexualisme avec homosexualité. Il n’en reste pas moins que ses observations cliniques étaient d’une grande précision. Le regard de Hugo s’était posé sur Raymond. Il avait détaillé sa poitrine de jeune athlète, caressé son cou et son visage. Ses yeux s’étaient attardés sur les cuisses puissantes que l’on devinait sous le pantalon léger. La conclusion à tirer était simple : Hugo Vanmeer était homosexuel et il était amoureux de Raymond. Pendant que je pensais cela, Hugo, avec une élégance de prince florentin s’inclinait sur la main de Monique.